Indésirables ou censurés : six livres que la France a sauvés du bûcher

5 septembre 2025

La censure a toujours eu ses fétiches : la morale victorienne, la pudibonderie puritaine, l’obsession totalitaire. De Wilde à Boulgakov, des générations d’écrivains ont vu leurs textes interdits ou enterrés au nom de l’ordre public, du bon goût ou de la « sécurité nationale ». Mais certains chefs-d’œuvre, promis à l’oubli ou à l’interdiction, ont trouvé asile… à Paris. Publier ce que d’autres condamnaient, traduire ce que d’autres détruisaient, offrir un espace à des voix dissidentes ou sulfureuses : tel fut l’un des rôles historiques de l’édition française.

Parce qu’ici, on publie ce que d’autres brûlent ou condamnent à l’oubli, retour sur cinq classiques mondiaux qui doivent leur survie à notre goût de l’insolence.

Salomé, d’Oscar Wilde 


Écrite en français en 1891 à Paris, où Wilde s’était retiré, Salomé devait être créée à Londres avec Sarah Bernhardt dans le rôle-titre. Les répétitions furent interrompues lorsque la censure du Lord Chamberlain interdit la pièce, jugeant illégal de représenter des personnages bibliques sur scène. Publié en français en 1893, le texte ne fut porté pour la première fois à la scène qu’en 1896, à la Comédie Parisienne. En Angleterre, l’interdiction resta en vigueur près de quarante ans.

Ulysse, de James Joyce

C’est à Paris, en 1922, que Sylvia Beach, fondatrice de la première Shakespeare and Company, publie la première édition complète d’Ulysse. Interdit pour obscénité aux États-Unis jusqu’en 1933 et au Royaume-Uni jusqu’en 1936, le texte s’impose dès lors comme un manifeste de la liberté romanesque. La France, seule, osa d’abord lui offrir cet espace vital.

Tropique du Cancer, d’Henry Miller

Écrit à partir de 1931, le roman est publié pour la première fois en 1934, en anglais, à Paris, par Obelisk Press. Il ne paraît aux États-Unis qu’en 1961 où il est aussitôt poursuivi pour obscénité. Le jugement sera cassé en 1964, et le livre restera un exemple d’ouvrage scandaleux.

Lolita, de Vladimir Nabokov 

Refusé par six éditeurs américains, redoutant procès et condamnations morales, le roman de Nabokov paraît finalement à Paris en 1955, chez Olympia Press. Interdit en France dès l’année suivante, l’ouvrage est bientôt réhabilité. Gallimard en publie la traduction française en 1959, après sa parution aux États-Unis en 1958, puis en Angleterre en 1959.

Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov


Rédigé dans l’ombre du stalinisme entre 1928 et 1940, Le Maître et Marguerite demeure interdit en URSS jusqu’en 1966-1967, lorsque la veuve de Boulgakov, Elena Sergueïevna, en fait paraître une version amputée dans deux numéros de la revue Moscou. En 1967, un exemplaire clandestinement exfiltré permet sa première publication en volume, à Paris, chez YMCA Press, encore incomplète. Le texte complet circule ensuite en samizdat et, deux ans plus tard, une édition intégrale paraît à Francfort, dans le sillage de la publication parisienne.

L’art de la joie, de Goliarda Sapienza 


Refusé par tous les éditeurs italiens, le manuscrit fut jugé trop long, trop libre, trop politique, trop sulfureux, trop immoral. La première partie parut finalement chez Stampa Alternativa en 1976. Ce n’est qu’en 1998, deux ans après la mort de l’autrice, que son mari fit publier à ses frais une version intégrale, tirée à mille exemplaires seulement. Il fallut attendre 2005 et le succès d’une édition française pour que l’Italie redécouvre l’ouvrage et l’élève enfin au rang de classique.

Revue Divagations

Divagations est une revue en ligne pensée comme un espace où la culture et les idées sont des piliers essentiels pour comprendre et interroger le monde contemporain.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Article suivant

Ne cancellez pas le tiret cadratin !

Article précédent

« Poésie masculine » : Luna Miguel dans la peau du mâle 

Dernières publications

« Infidèles » de  Tomas Alfredson : refaire Bergman

Adapter Bergman, il faut oser. Ce n’est pas uniquement convoquer l’ombre tutélaire du maître suédois, c’est aussi risquer au mieux l’embaumement, au pire la caricature. Et l’exercice devient encore plus périlleux lorsqu’il s’agit de porter à l’écran l’un de ses scénarios les

Giorgia Meloni : moi, fasciste et méchante

ITALIE. Bientôt trois ans que Giorgia Meloni dirige le pays. Trois ans de « normalité » illibérale. Une lente glissade vers un pouvoir autoritaire, empaqueté dans le langage feutré de la responsabilité politique. L’Europe s’en était à juste titre inquiétée. Mais aujourd’hui la peur

Ne cancellez pas le tiret cadratin !

Tombé en disgrâce depuis que son utilisation est systématiquement associée à ChatGPT, le tiret cadratin est pourtant une ponctuation irremplaçable. Véritable articulation du langage lui-même, loin des effets de style, il ouvre un espace que rien d’autre ne peut occuper. Le cadratin

Avant la rentrée, 10 films pour prolonger l’été

Encore une dizaine de jours. Pas plus. Une dizaine de jours avant la rentrée, avant que la machine ne se remette à tourner. Une dizaine de jours pour traîner encore un peu, jouir de la lumière qui s’attarde, s’oublier, les cheveux au
Article suivant

Ne cancellez pas le tiret cadratin !

Article précédent

« Poésie masculine » : Luna Miguel dans la peau du mâle 

Don't Miss

Toni Negri : une Europe du commun contre l’ordre libéral et les replis nationalistes

Vingt ans après avoir surpris les cercles de gauche radicale

Tove Ditlevsen, l’enfance à vif

Enfance, de Tove Ditlevsen, se distingue par une grande finesse