Tove Ditlevsen, l’enfance à vif

28 mars 2025

Enfance. La trilogie de Copenhague (T1), Tove Ditlevsen (trad. Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen), Éditions Globe, 2023, 160 pages, 18 €.

Si la redécouverte de Tove Ditlevsen semble s’inscrire dans le regain d’intérêt presque religieux de notre époque pour la mise en scène du je et les récits d’ascension sociale, la consécration mondiale dont son œuvre fait aujourd’hui l’objet va bien au-delà des phénomènes de mode. Enfance, premier tome d’une trilogie appartenant aux grands classiques de la littérature danoise du XXe siècle, se distingue par une grande finesse et un maniement de la langue subtil, marqué par une autodérision et une liberté qui détonnent de la violence de l’expérience racontée. À sa lecture, nous comprenons difficilement comment nous sommes passés à côté d’un tel texte aussi longtemps.

Enfance, qui initie le cycle de la Trilogie de Copenhague, narre les premières années de l’autrice à Vesterbro, un quartier pauvre et ouvrier de la capitale danoise. La voix narrative oscille entre la perspective enfantine, retranscrivant par là même l’innocence et la rêverie propre à cet âge avec une grande justesse, et le regard rétrospectif de l’adulte qu’elle est devenue. Très tôt, Tove manifeste le désir de devenir poète, un rôle auquel ni sa condition sociale ni son genre ne lui permettent pourtant de prétendre. Sécurité oblige, les considérations artistiques et les ambitions littéraires ne sont pas au cœur de l’idéal type du prolétariat danois. Au contraire, les jeunes filles comprennent très tôt que leur avenir est orienté vers l’espoir d’une bonne situation avec un homme idéalement artisan ou fonctionnaire et, si possible, sans problèmes d’alcool. Au-delà de ses rêves intellectuels, la jeune Tove semble souffrir du manque d’affection de ses parents, qui ne prêtent que très peu d’attention à leurs deux enfants. 

À bien des égards, l’univers de Ditlevsen nous rappellerait presque celui d’Annie Ernaux et, dans une moindre mesure, d’Elena Ferrante. Enfance s’inscrit effectivement dans ces grands récits où la pauvreté, l’élévation sociale et l’émancipation de la femme occupent une place centrale. Plutôt que de tenter de lui apposer les termes d’autobiographie ou de mémoire, nous pourrions sans doute placer le texte de Ditsleven dans ce que la Prix Nobel française conceptualisera bien des années plus tard comme « autosociobiographie », à la frontière de la littérature et de la sociologie, du dévoilement et de l’analyse. L’enfance est un moment clé de cette auto-analyse. Comme le rappelle l’autrice : « On ne peut pas s’échapper de l’enfance, elle flotte autour de chacun de nous comme une odeur persistante. » La sienne, marquée par la misère de son milieu et la froideur de ses parents, demeure « longue et étroite comme un cercueil. » Plutôt que l’image de la cage ou de la prison pour illustrer une enfance prisonnière de sa condition, il est intéressant de noter que c’est l’imaginaire de la mort qui est ici sollicité. Comme une manière de comprendre qu’il est difficile, sinon impossible, d’échapper aux déterminismes. C’est pourtant ce que la jeune Tove parviendra à faire, notamment grâce à la littérature. Les livres et l’écriture semblent être un véritable exutoire pour celle à qui l’on n’aurait pas soupçonné un tel talent. Ses poèmes viennent « recouvrir les zones trouées de [s]on enfance. » À ses yeux, ils ne sont pas une simple coquetterie mais une véritable nécessité : « je suis obligée d’en écrire, parce que l’écriture apaise le chagrin de mon cœur en souffrance. » Très rapidement consciente de sa différence et de son talent, elle date tous ces poèmes comme des preuves futures de sa précocité. C’est sans aucun doute de cette confiance et de cet orgueil qu’elle est par la suite parvenue à puiser la force de briser les déterminismes. En outre, le rapprochement de ce texte avec l’idée d’analyse prend encore une nouvelle dimension lorsque l’on apprend que Tove Ditlevsen écrivit ce texte durant un séjour en hôpital psychiatrique, en 1966. 

Mais la force d’Enfance demeure avant tout son écriture. Au-delà de sa voix narrative singulière oscillant entre les tons, toujours justes et jamais superficiels, de l’enfant et de l’adulte, nous sommes portés par une dualité qui se complète sans s’opposer : l’attention portée sur les détails se marie avec les fresques plus larges de contemplation ; les phrases brèves et incisives complètent d’autres structures plus complexes et poétiques ; la noirceur et la violence sont adoucies par l’humour et l’autodérision de l’autrice. Cette ironie se révèle aussi être une armure, un de moyen de prendre de la distance avec la violence et la brutalité de son milieu. 

En parvenant à créer du nous à partir du je, à tendre vers le collectif depuis le subjectif, Tove Ditlevsen livre avec Enfance un récit bouleversant et transgénérationnel. Son écriture, bien qu’élégante, n’est pas celle des ornements et des mondanités : elle retranscrit au contraire la violence de sa vie, les stigmates d’une époque, la condition féminine et la pauvreté, la difficulté de rêver et la quête d’émancipation. Les deux autres tomes de la Trilogie de Copenhague, Jeunesse et Dépendance, respectivement parus en mars et octobre 2024, poursuivent ce projet à la fois rétrospectif et émancipateur. 

Mattéo Scognamiglio

Mattéo Scognamiglio a fondé la revue Divagations. Il collabore avec France Inter et la revue Esprit en France, et écrit pour les revues MicroMega et Limina en Italie. Il est diplômé de l'EHESS et de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.

4 Comments

  1. Après avoir lu votre article, je suis curieuse de découvrir la suite de la trilogie. Savez-vous si « Jeunesse » et « Dépendance » sont également disponibles en français ?​

  2. J’ai lu « Enfance » récemment et votre article reflète bien la profondeur du récit de Ditlevsen. Son écriture simple mais puissante m’a profondément touchée.​

  3. Article bien écrit. Cependant, j’aurais aimé que vous approfondissiez davantage l’impact de l’écriture de Ditlevsen sur la littérature contemporaine.​

  4. Votre analyse de « La Trilogie de Copenhague » est très pertinente. Il est fascinant de voir comment Ditlevsen dépeint la complexité de son enfance dans le quartier ouvrier de Vesterbro.

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