« Infidèles » de  Tomas Alfredson : refaire Bergman

30 septembre 2025

Adapter Bergman, il faut oser. Ce n’est pas uniquement convoquer l’ombre tutélaire du maître suédois, c’est aussi risquer au mieux l’embaumement, au pire la caricature. Et l’exercice devient encore plus périlleux lorsqu’il s’agit de porter à l’écran l’un de ses scénarios les plus intimes, Infidèles (Faithless/Trolösa), déjà mis en scène par Liv Ullmann en 2000. Cette fois-ci, le texte est adapté pour la télévision, dans le même format que les Scènes de la vie conjugale : six épisodes d’une heure. Dans cette mini-série disponible sur Arte, Tomas Alfredson (Morse, 2008 et La Taupe, 2011) revisite le scénario historique d’Ingmar Bergman dans lequel un réalisateur s’éprend de la femme de son meilleur ami. Ni hommage compassé, ni trahison tapageuse, cette version télévisée parvient à tenir l’équilibre fragile : prolonger la voix du maître sans l’étouffer.

Plutôt que d’imiter et singer Bergman, Alfredson s’empare du scénario pour développer son propre regard. Il n’est pas le simple exécutant d’un texte, mais un cinéaste qui revendique l’adaptation comme geste créatif. Là où Liv Ullmann restait fidèle aux huis clos et à la mise en scène originelle, Alfredson privilégie l’expérience sensorielle et la dynamique du désir. Il cherche tout au long de sa réalisation à explorer et dévoiler ce que le matériau bergmanien peut susciter dans un autre contexte esthétique, dans une autre mise en scène.

Les libertés prises par le réalisateur restent néanmoins davantage du côté de la mise en scène et des choix esthétiques que des personnages et de situations, qu’il respecte quasi scrupuleusement. Là où il se distingue surtout, c’est en parvenant à tirer profit et sublimer surtout la grande force narrative du projet : la double structure qui met d’un côté en scène la passion adultère entre Marianne et David durant les années 1970, et de l’autre la confrontation de ces mêmes protagonistes aujourd’hui, cinquante ans plus tard, face aux regrets et au poids du passé. Le format sériel donne par ailleurs une ampleur toute particulière à cette alternance passé/présent, qui se déploie beaucoup plus naturellement que dans un film. Les six épisodes permettent de mieux introduire et développer l’alternance des temporalités, d’approfondir et nuancer les dynamiques relationnelles, de montrer comment le désir naît, perdure au fil des années, mais aussi comment il se dégrade et devient toxique.

Frida Gustavsson et Gustav Lindh, interprètes de Marianne et David jeunes.

Il n’en reste pas moins que le format de la mini-série impose lui aussi son lit de contraintes et de limites, et notamment une certaine uniformité de ton. Ce n’est pas un défaut en soi et elle confère aussi au récit une certaine consistance et un style propre au réalisateur. Mais là où Bergman travaillait sur les ruptures de rythme, les crises verbales ou les silences déchirants, Alfredson installe une continuité feutrée, parfois séduisante mais qui peut également se révéler monotone. Les images et le rendu sont indéniablement beaux, mais laissent parfois transparaître une certaine artificialité. Au-delà des contraintes sérielles, le travail subtil et minutieux de reconstitution des années 1970 apporte au projet une dimension nostalgique et presque muséale. Retenons aussi la grande performance des acteurs, Frida Gustavsson et Gustav Lindh pour le couple jeune, Lena Endre et Jesper Christensen pour le couple actuel, dont la complicité irradie à l’écran.

Jesper Christensen et Lena Endre, interprètes de David et Marianne vieux.

Le talent de Tomas Alfredson se retrouve aussi dans sa manière de traiter et de construire la tension adultérine. Elle se réalise principalement à travers le film que David est en train de réaliser et dans lequel Marianne joue — film qui est l’adaptation d’un roman érotique que Marianne aime particulièrement et qu’elle lui a donné un été. Se joue alors un film dans le film, qui a presque valeur de mise en abyme de leur propre relation, où l’attirance et les sentiments qu’ils éprouvent à l’égard de l’autre se dévoilent dans le monde de la fiction, se matérialisent par le filtre du cinéma avant d’être finalement consommés plus tard dans la vie réelle. Le point culminant de cette tension se trouve sans doute dans la « révélation » de l’adultère — pourtant uniquement platonique à ce moment de l’intrigue — lors de la projection pour l’équipe du film. Une mise à nu sous tous les sens du terme : à la fois sur le plan sentimental, révélant l’amour naissant entre David et Marianne, et sur le plan physique, puisque la scène représente un moment charnel où la protagoniste réalise un fantasme. Aux yeux de Markus, c’est une double trahison : l’exposition de sa femme, nue, qui sera vue par des centaines de milliers de spectateurs à travers le monde ; et le soupçon qu’elle désire quelqu’un d’autre.

David découvrant le livre que Marianne lui a donné, et qu’il adaptera au cinéma.

Évidemment, notre regard se concentre ici sur l’adaptation, sur la mise en scène de Tomas Alfredson et sur son exécution du texte de Bergman, plutôt que sur le matériau originel. Nous aurions pu nous attarder davantage sur l’écriture elle-même, sur la manière dont le maître suédois aborde le sujet de l’infidélité. Dans son scénario, la relation extra-conjugale invite aussi à une redéfinition de l’individu et de ses repères moraux, à envisager la possibilité de vivre un amour interdit tout en vivant un drame personnel. Mais nous aurions alors davantage critiqué un texte que l’œuvre : celle de Tomas Alfredson. Ce qui nous frappe d’ailleurs dans son traitement d’Infidèles, c’est sa faculté à rendre tangible le désir et l’angoisse à travers l’atmosphère et le rythme visuel. Sa caméra glisse, frôle, épouse les corps et les espaces intimes, et vient transformer certains plans en scènes presque voyeuristes, où la tension érotique se révèle autant psychologique que physique.

Enfin, Infidèles montre que refaire Bergman n’est pas un blasphème, mais un pari esthétique. Tomas Alfredson ne cherche pas à faire comme le maître mais à faire avec son héritage. Il explore le scénario originel et le transpose dans une autre forme, un autre langage : celui de la série contemporaine et du regard sensuel. C’est cette capacité à conjuguer hommage, transposition et singularité artistique qui fait d’Infidèles une œuvre à part entière, capable de surprendre, de séduire et de troubler, tout en posant une question fondamentale sur ce que signifie « adapter » un classique à notre époque.

Mattéo Scognamiglio

Mattéo Scognamiglio a fondé la revue Divagations. Il collabore avec France Inter et la revue Esprit en France, et écrit pour les revues MicroMega et Limina en Italie. Il est diplômé de l'EHESS et de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.

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