Tombé en disgrâce depuis que son utilisation est systématiquement associée à ChatGPT, le tiret cadratin est pourtant une ponctuation irremplaçable. Véritable articulation du langage lui-même, loin des effets de style, il ouvre un espace que rien d’autre ne peut occuper. Le cadratin est une élégance : il allonge la phrase, la détourne, la sauve de l’ennui. Pas besoin de virgule — trop scolaire. Pas besoin de parenthèse — trop timide. Le cadratin est franc, droit, généreux. Il s’avance, il tranche, il invente. Bref, il séduit.
Signe autrefois raffiné, il est aujourd’hui un stigmate numérique, immédiatement amalgamé à du texte généré. Désormais quiconque l’emploie passe pour un faussaire, un tricheur, un auteur paresseux perfusé aux algorithmes. Il est pourtant loin d’avoir été popularisé par l’intelligence artificielle : on le retrouve partout en littérature depuis des siècles. Les grandes écrivains, justement, ne s’y sont jamais trompés. Céline en a fait son cheval de bataille — un galop syncopé, haletant, qui bousculait la syntaxe. Duras en a quant à elle tiré des suspensions pleines de silence, comme des respirations dans le texte. Et même les journalistes, du temps où la prose se permettait encore des audaces graphiques, le maniaient sans complexe pour donner du rythme à leurs papiers.
Aujourd’hui, le cadratin est victime d’un procès absurde : coupable d’avoir été adopté par les machines, il paie pour leur appropriation. Comme si un signe pouvait être tenu pour responsable des usages qu’on en fait. Comme si les algorithmes avaient le monopole du souffle. Non, décidément, il ne faut pas cancel le cadratin. Au contraire, il faut le réhabiliter, le réapprendre. Réaffirmer qu’une phrase n’a pas toujours vocation à filer droit. Que les détours, les interruptions, les bifurcations font partie du plaisir d’écrire. Le tiret cadratin n’est pas une trahison de la langue, mais une promesse : celle d’un pas de côté, d’une voix qui se cherche et qui s’affirme autrement.
Alors oui, usons-en sans honte — qu’on écrive à la main ou qu’on tape sur un clavier, qu’on publie un roman ou qu’on envoie un mail. Car derrière ce petit rectangle obstiné, il y a une idée simple : celle que la langue n’est pas qu’un flux, mais aussi un rythme. Et que parfois, il faut savoir l’interrompre pour mieux la faire entendre.