Jay McInerney, roman américain

23 juillet 2025
Jay McInerney photographié dans son appartement, dans le quartier de Greenwich Village à New York. ©Observer

Il fut la voix acide de l’Amérique reaganienne, le chroniqueur branché de la coke et des clubs, l’écrivain d’un monde qui courait plus vite que ses illusions. À 70 ans, Jay McInerney a troqué les néons pour la lumière tamisée des caves à vin. Mais son regard, toujours aiguisé, scrute les vestiges d’un rêve américain en surdose.

New York, début des années 1980. Une ville encore secouée par les blackouts des seventies, mais qui s’accroche à l’euphorie d’un lendemain blanchi sous coke. Le Studio 54 a fermé ses portes, Warhol traîne encore dans les vernissages de Soho, Basquiat commence à taguer la ville sous le nom de SAMO. Et au milieu, un jeune homme élégant, brun, un rien insolent, diplômé de la Syracuse University, passé par l’atelier d’écriture où enseignaient Raymond Carver et Tobias Wolff, s’invite dans le bal. Son nom : Jay McInerney. Son premier roman : Bright Lights, Big City. Son style : deuxième personne du singulier et premier degré d’ivresse.

Le spleen des rooftops

Publié en 1984, le roman devient culte dès sa sortie. Il ne raconte pas seulement une histoire, mais une époque. Celle d’un jeune correcteur dans un grand magazine new-yorkais — McInerney a lui-même travaillé comme fact-checker au New Yorker — qui passe ses nuits à se détruire entre boîtes de nuit et lignes de poudre. « You are not the kind of guy who would be at a place like this at this time of the morning. » Dès la première phrase, le lecteur est happé dans un « tu » désincarné, qui titube entre les gratte-ciel et les regrets. Bret Easton Ellis racontera que ce roman l’a influencé profondément. Et Jay McInerney, de son côté, dira avoir voulu écrire une version des grandes tragédies sentimentales du XIXe siècle — Madame Bovary sous coke, en quelque sorte.

Mais Bright Lights n’est pas qu’un manifeste yuppie. C’est avant tout une mécanique du vide : deuil, solitude, désir d’ailleurs. On y cherche la mère disparue, l’amour évaporé, le sens des choses. Le roman, trop souvent réduit à des chroniques noctambules, est surtout un récit sur le manque. Manhattan comme mirage. Et la gueule de bois comme horizon moral.

Entre Gatsby et grands crus

McInerney continue d’écrire. Ransom (1985), Story of My Life (1988), Brightness Falls (1992), The Good Life (2006), Bright, Precious Days (2016)… Autant de romans qui dessinent, livre après livre, une fresque new-yorkaise hantée par la chute : celle des illusions, des couples, de Wall Street. Il y a du Fitzgerald chez lui — il ne s’en cache pas — et du chroniqueur mondain. Depuis les années 2000, il écrit aussi sur le vin, avec une plume à la fois précise et sensuelle, pour House & Garden, puis The Wall Street Journal. Il a même publié deux recueils de chroniques bachiques, Bacchus and Me (2000) et A Hedonist in the Cellar (2006). Un pied dans la littérature, l’autre dans les grands crus ; il y a pire comme décadence.

Loin des poses nihilistes d’un Ellis, McInerney conserve un certain romantisme. Ses personnages veulent encore croire à l’amour, à l’amitié, à la possibilité de réparer ce qui s’effrite. The Good Life, roman post-11 septembre, explore la tendresse dans les ruines. Bright, Precious Days, dernier volume en date, dissèque les fissures d’un couple d’intellos new-yorkais englués dans les contradictions d’une bourgeoisie éclairée.

Dandy survivant

Aujourd’hui, Jay McInerney vit à Manhattan, avec escapades régulières dans la vallée de l’Hudson, loin du vacarme. Il porte toujours bien le blazer. Il continue d’écrire. Et de boire — mais mieux. Dans une Amérique où la littérature hésite entre autofiction compassée et fable identitaire, il reste un styliste du réel, un écrivain sensuel et lucide, qui a su transformer l’excès en langage.

Quarante ans après ses « lumières vives », il reste le témoin d’une génération en descente. Et c’est peut-être là, dans cette douce mélancolie, que se niche sa plus belle réussite littéraire.

Mattéo Scognamiglio

Mattéo Scognamiglio a fondé la revue Divagations. Il collabore avec France Inter et la revue Esprit en France, et écrit pour les revues MicroMega et Limina en Italie. Il est diplômé de l'EHESS et de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.

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