Elle avait ce regard qu’on n’oublie pas. À la fois doux et insaisissable. Une voix grave, presque rauque, qui semblait toujours parler depuis quelque part d’autre, un ailleurs. Lea Massari s’est éteinte à l’âge de 92 ans, emportant avec elle une certaine idée du cinéma italien et européen : celle où la beauté n’était jamais docile, et la présence toujours profonde.
Née Anna Maria Massetani à Rome en 1933, elle choisit son nom de scène en hommage à un amour perdu trop tôt. Ce geste inaugural disait déjà tout : la douleur transformée en poésie, l’intime devenu masque. Elle est entrée au cinéma comme on entre dans un roman noir : avec mystère et élégance. C’est Antonioni qui la révèle au monde en 1960 dans L’Avventura, où son personnage disparaît après vingt minutes, et hante pourtant tout le reste du film. On n’a peut-être jamais aussi bien filmé l’absence. Massari y est fulgurante : elle incarne une disparition plus réelle que bien des présences.
Elle tourne ensuite avec d’autres (très) grands : Louis Malle, Francesco Rosi, Claude Sautet… Toujours là où la faille affleure, où les sentiments déraillent. Dans Murmure dans la ville, elle est cette mère blessée qui se refuse de sombrer ; dans Les choses de la vie, elle incarne l’autre femme, celle qu’on choisit trop tard. Lea Massari n’était jamais secondaire. Elle imposait une gravité calme, une sensualité jamais ostentatoire, une complexité presque inavouable.

Lea Massari aux côtés de Michel Picccoli dans Les Choses de la vie, de Claude Sautet (1970).
Son élégance ne venait pas des robes ni des coiffures, mais au contraire de cette manière unique de ne jamais forcer le cadre. Elle n’interprétait pas : elle habitait. Et c’est sans doute pour cela qu’elle a peu à peu déserté les plateaux, comme on se retire d’un monde devenu trop bavard. Elle disait que le cinéma l’avait lassée. Mais c’est peut-être nous qui l’avions déçue.
Aujourd’hui, on se repasse ses films. On écoute sa voix. Et on se dit qu’il y avait chez elle quelque chose qui relevait de la pudeur des êtres lucides, et du refus de tout simplisme. Lea Massari n’a pas disparu. Elle continue de hanter. Comme dans L’Avventura. Comme dans la vie.