Le Dernier Été en ville, Gianfranco Calligarich (traduit par Laura Brignon, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Du monde entier », 2021, 224 p.)
Disparu des librairies depuis sa parution initiale en 1973, Le Dernier Été en ville se transmettait de façon confidentielle entre initiés, presque sous le manteau. Emblème d’une culture italienne alternative de la fin du siècle, il connaît sa véritable consécration grâce à une réédition à grande échelle en 2016 chez Bompiani. Il nous faudra attendre 2021 et le travail de Laura Brignon et des Éditions Gallimard pour enfin découvrir ce texte en français. Lauréat du Prix Fitzgerald la même année, il ne jouit pourtant pas de la reconnaissance qu’il mérite. Encore aujourd’hui, il reste difficile de comprendre comment cet ouvrage a pu rester si longtemps dans l’ombre tant chaque mot nous conforte dans notre certitude initiale : ce livre a tout d’un classique.
Portée par un narrateur homodiégétique, l’histoire, parfois à la frontière de l’autofiction, narre le quotidien de Leo Gazzara. Ce jeune milanais a quitté sa famille quelques années auparavant pour s’installer à Rome. Il y mène une vie mondaine et désargentée, sans pour autant s’inquiéter des conditions de sa propre subsistance. Après la liquidation de la revue médico-littéraire milanaise pour laquelle il officiait en tant que correspondant, Leo se contente d’un petit boulot au Corriere dello Sport. Il boit plus que de raison, erre dans la ville éternelle à bord de sa vieille Alfa Romeo, lit beaucoup, se rend au cinéma et aime se réveiller après une nuit d’amour dans le lit d’une femme rencontrée la veille. Le soir de ses trente ans, il fait la rencontre d’Adriana, une femme sensible et séduisante. S’ensuit une histoire intense et passionnelle, rythmée par les apparitions et les disparitions de cette dernière, qui a du mal à contrôler ses sentiments, bousculant alors le quotidien de Leo.
Mais derrière ses apparences, Le Dernier Été en ville n’est pas l’histoire d’un séducteur noctambule, pas plus qu’elle n’est celle d’un homme pris dans l’engrenage des mondanités et de la dolce vita. C’est au contraire le récit d’un jeune inadapté au monde dans lequel il vit, esseulé, peu à peu abandonné par le désir de vivre. Ses rares fréquentations, dont il ne tire qu’un faible intérêt, sont antérieures au début de la narration et donnent au lecteur l’impression de ne faire partie que d’un décor, d’être superficielles et interchangeables. L’absence de toute introduction de personnages, hormis celui d’Adriana, bouscule l’horizon d’attente du lecteur et dévoile une volonté de l’auteur de rompre avec les codes narratifs traditionnels. L’inadaptation du protagoniste peut également s’interpréter comme la matérialisation de l’inadaptation de l’auteur à son époque. Perdu dans un universel stylistique qui ne lui correspond pas, il tend à s’en émanciper et s’efforce de briser les conventions. Au-delà du texte, à travers l’ennui et le désarroi de Leo, Gianfranco Calligarich cherche également à porter un regard critique et acerbe sur le milieu mondain, uniquement préoccupé par l’image qu’il dégage. Nous pourrions opposer à la superficialité et au dynamisme effréné de ce monde la stabilité et l’authenticité de Rome, dont le narrateur narre la beauté, le charme et la poésie.
Gianfranco Galligarich ne place toutefois pas son roman sous les auspices des passions tristes et de la lamentation. Son narrateur tire de ses désillusions une grande ironie mais aussi une certaine force de résilience. Leo est le reflet d’une génération perdue entre deux époques : trop jeune pour avoir véritablement connu la guerre et le monde d’avant, trop vieille pour s’adapter aux changements du nouveau monde initiés par le miracolo economico. Une seule chose semble véritablement avoir du sens pour lui : la poursuite et l’achèvement du scénario d’un western intitulé Le Dernier des Mohicans, initié avec son meilleur ami, Graziano. L’abandon des pulsions de vie n’est donc jamais total et c’est souvent dans l’art que l’on trouve le remède à la mélancolie.
Véritable poésie de l’errance et de la quête de sens, Le Dernier Été en ville est sans doute le roman dont Leo Gazzara aurait eu besoin pour traverser son existence. Son destin éditorial, de la publication confidentielle à son oubli puis finalement sa consécration, nous rappelle une chose : les marginaux ne restent jamais maudits à perpétuité.