Jean d’Ormesson et l’agrégation de philosophie

23 mars 2025

S’il aimait se dépeindre en intempestif flâneur revendiquant son droit à la paresse, Jean d’Ormesson fut sans aucun doute plus travailleur qu’il ne le prétendit. Hypokhâgne, khâgne, École Normale Supérieure, agrégation de philosophie : rien ne lui échappa. Il faut dire que son insatiable désir de connaissance lui rendit très certainement les études faciles. Ses années passées dans la rue d’Ulm furent une époque qu’il chérit beaucoup. Il avait déjà conscience de la beauté de ce qui n’était alors qu’un début d’existence, une période où se mêlaient angoisses d’avenirs et rêves de jeunesse. C’est donc rempli d’espoirs qu’il décida de passer l’agrégation. Mais, comme à son habitude, il hésita.

Il s’inscrivit d’abord à l’agrégation d’histoire. Ensuite, ce fut au tour de celle d’allemand, puis de lettres, dont le programme le répugna. Ce n’est qu’après ces vocations avortées qu’il se dirigea vers sa passion malheureuse : la philosophie.

« À la fin, n’en pouvant plus, après avoir préparé successivement l’agrégation d’histoire, puis l’agrégation d’allemand, puis l’agrégation de lettres et après avoir accumulé, non par zèle, mais par lâcheté, un nombre fabuleux de certificats de licence, sans jamais mettre les pieds dans une Sorbonne ennuyeuse à mourir, j’allai annoncer avec timidité, mais avec résolution, mon intention de préparer, moi aussi, comme les autres, comme les petits génies mes camarades, l’agrégation de philosophie. » — Jean d’Ormesson, Au revoir et Merci, Gallimard, p.120

Son caïman[1], Louis Althusser, l’en avait pourtant découragé : « Écoute. Il faut que je te dise. Je te connais un peu. Je t’aime bien. Tu peux passer l’agrégation que tu veux. Histoire, lettres, allemand, tu seras reçu partout. Il n’y a qu’une agrégation où tu seras refusé à coup sûr : la philosophie. C’est comme si tu te présentais à l’agrégation de droit public ou de mathématiques. Tu n’y connais rien. Maintenant c’est toi qui décides. »[2] Il décrocha malgré tout l’agrégation, à l’issue de sa deuxième tentative.

« La première fois, je fus refusé pour ne pas avoir compris un traître mot à un texte de Piaget, assez simple mais un peu suisse, sur la logique comme axiomatique de l’intelligence, flanquée de la psychologie comme science expérimentale lui correspondant terme à terme. La deuxième fois, l’indulgence du jury, la chance et les dieux se concertèrent pour me déclarer reçu. » — Jean d’Ormesson, Au revoir et Merci, Gallimard, p.121

Lors de son oral d’admission, on lui désigna « la promesse » comme sujet. Il y évoqua alors l’espérance et la fuite du temps — des thèmes qui s’affirmeraient presque comme une prémonition de sa future carrière d’écrivain. Après lui avoir donné un avis favorable, le président du jury lui fit toutefois part d’une remarque : « Ce n’était pas mal du tout, votre dégagement sur la lutte entre le temps et le langage. Mais vous donniez un peu trop l’impression d’avoir une tasse de thé devant vous. » Une remarque ironique pour celui qui avait toujours préféré le café italien au thé britannique. À l’époque déjà, il avait l’aisance des mondains. La suite de l’histoire ? Nous la connaissons tous. 

Notes

↑1Un caïman est un agrégé-préparateur dans une école normale supérieure.
↑2Propos rapportés par Jean-Marie Rouart dans son Dictionnaire Amoureux de Jean d’Ormesson.

Mattéo Scognamiglio

Mattéo Scognamiglio a fondé la revue Divagations. Il collabore avec France Inter et la revue Esprit en France, et écrit pour les revues MicroMega et Limina en Italie. Il est diplômé de l'EHESS et de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Article suivant

Erri De Luca et ses « Trois chevaux »

Article précédent

Pierre Adrian et le dernier été de Cesare Pavese

Dernières publications

« Fuori », de Mario Martone : Goliarda Sapienza en pointillés

À rebours du vacarme médiatique, entre cris au génie et cris d’orfraie, Fuori de Mario Martone avance en faux-semblant : un film imparfait, traversé de failles, mais aussi porteur d’éclats inattendus et de fulgurances. Adapté du récit L’Université de Rebibbia (Le Tripode,

Mort de Lea Massari, l’insaisissable icône du cinéma italien

Elle avait ce regard qu’on n’oublie pas. À la fois doux et insaisissable. Une voix grave, presque rauque, qui semblait toujours parler depuis quelque part d’autre, un ailleurs. Lea Massari s’est éteinte à l’âge de 92 ans, emportant avec elle une certaine

Lucio Corsi, bête de scène et conteur d’étoiles

Il débarque en costume lamé, santiags aux pieds, avec une crinière de rockstar qui lui mange les épaules et des chansons comme des météores tombés d’un autre temps. À 31 ans, Lucio Corsi n’est plus tout à fait un ovni – il

Anna de Noailles, l’ardeur de la bacchante

Anna de Noailles, nietzschéenne ? Porteuse de valeurs dionysiaques ? Surprenant, à première vue, pour une poétesse que l’opinion publique aurait tendance à « classer » (lorsqu’elle ne l’a pas oubliée) parmi les lamartiniennes plaintives et mélancoliques, déclamant langoureusement un chant de
Article suivant

Erri De Luca et ses « Trois chevaux »

Article précédent

Pierre Adrian et le dernier été de Cesare Pavese

Don't Miss

Toni Negri : une Europe du commun contre l’ordre libéral et les replis nationalistes

Vingt ans après avoir surpris les cercles de gauche radicale

Pierre Adrian et le dernier été de Cesare Pavese

Hotel Roma, de Pierre Adrian, Gallimard, 2024.             Le 28